Ce jour-là, j’arpentais les rues de la grande
ville inconnue.
Le soir approchait. La grande ville inconnue
semblait vivre derrière un mur de silence. Des ombres courbées glissaient
furtives le long des façades. Quelques mots tremblaient des murmures inquiets.
Je feignais de ne pas les entendre. Je passais mon chemin. La peur déformait
les visages qui se laissaient entrevoir.
Depuis l’aube, je cherchais des parcs de verdure,
des rues bordées d’arbres, des fontaines de fraîcheur, des rires vibrants au
cœur des places, des bancs où asseoir mes désirs de rencontre.
Je ne trouvais que désolation : terrains vagues,
rues sans ombre, fontaines asséchées, places désertes et bancs vides. Parfois,
le long d’une façade morne, surgissait, sur une bande de tissus tendue à
l’extrême, le portrait éclatant d’un homme qui m’était inconnu.
Il avait un regard rempli de compassion. Une
épaisse moustache lui dessinait sur le visage un air bonhomme. Son port altier
dressait l’allure d’un chef de guerre. Il semblait s’offrir sans fard à l’amour
de ses troupes. Un chef donnant l’impression qu’il souffrirait de la mort d’un
seul de ses soldats quand d’autres, ailleurs, ne verraient dans la mort de tous
qu’une simple statistique. Pourtant, inquiète, je passais rapidement mon
chemin.
Le soir était devenu d’encre. Les ombres courbées
s’étaient fondues dans les pierres. La lune servait de réverbère. La grande
ville inconnue semblait vouloir m’engloutir dans sa lueur blafarde.
Longtemps, j’ai cru que je l’avais aperçu la
première. Aujourd’hui, je suis sûre qu’il m’observait, caché au creux d’une
porte cochère. Tout avait été tellement vite. Ossip Emilievitch semblait pris
par l’urgence. Il posa promptement une main sur ma bouche et de l’autre
m’intima le silence. Dans un souffle, il me demanda : « Venez-vous de l’autre
ville ? ». J’acquiesçais d’un signe de tête. « Venez, dit-il ! », et il
m’entraîna à perdre haleine dans le dédale des rues sombres de la grande ville
inconnue.
J’ai le souvenir d’escaliers interminables, de
portes qui s’ouvraient dans les étages, de silhouettes fuyantes, de
craquements, de nos souffles courts, glacés comme des courants d’air par la
fraîcheur du soir. J’avais besoin de reprendre ma respiration, tant l’effort
avait été rude, quand il me tira sans ménagement vers un petit escalier, comme
une échelle de meunier, qui menait sous les toits. Un instant, il regarda
derrière lui et pour la première fois j’ai vu un visage sans peur. Nous
débouchâmes sur un palier sans lumière. Je devinais une porte. Nous étions
arrivés.
C’était une mansarde chichement aménagée, comme
celle où les étudiants de ma ville trouvaient à se loger sans trop de frais.
Une armoire, un lit, une table et deux chaises remplissaient une grande partie
de l’espace. Dans un coin, un réchaud pour la cuisine et sur le sol, empilée,
une impressionnante quantité de livres. Un fenestron ouvrait un coin minuscule
du ciel.
Ossip me proposa une chaise et se confondit
immédiatement en excuses. « Je dois faire vite, écoutez-moi ! » annonça t-il.
Et sans attendre ma réponse, dans un flot continu, il me parla de l’homme des
murs.
« Ma ville n’est pas comme vous la voyez
aujourd’hui, embraya-t-il. Elle avait des parcs de verdure, des rues bordées
d’arbres, des fontaines de fraîcheur, des rires vibrants au cœur des places,
des bancs où asseoir nos désirs de rencontre. Les ombres courbées étaient des
femmes et des hommes aux paroles légères et joyeuses. Une liberté nouvelle
coulait comme un torrent fougueux. Elle préfigurait le combat de ma vie. Je
suis poète, dit-il tout bas comme pour reprendre son souffle. Nous rêvions de
culture universelle, Anna, Sergueï, Nikolaï, Mikhaïl et moi, quand l’homme des
murs est venu poser sur la liberté des mots et la vivacité des couleurs sa
chape de plomb. L’art, aujourd’hui, est officiel. »
Aujourd’hui, je suis une vieille femme. J’ai la
mémoire qui flanche. Je sais seulement que j’étais la messagère d’une phrase
terrible d’Ossip Emilievitch Mandelstam, qui a occupé toute ma vie : «
Dites-leur bien, à ceux de votre ville, que je hais les auteurs et les poètes !
».
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