Le nom de Guy Debord est
réductivement associé à son ouvrage La Société du Spectacle. Comme si
cette étreinte forcée d’un nom et d’une oeuvre manifestait une intimité
suspecte et étanche à quelque universalité. Pour preuve, il ne se manifeste
aujourd’hui aucune intelligence tardive ou repentie pour clamer que cette somme
de lucidité historique a été oubliée dans le temps même où l’Histoire en
vérifiait la parfaite exactitude.
Une autre étreinte, tout aussi embarrassante que
suspectée, est celle de Guy Debord et de l’Internationale situationniste
(1958-1969). Une étreinte passionnée prise dans le cercle de la nuit, où notre
époque, consumée par le feu incendiaire de la résignation achevée, ne cesse pas
de s’enfermer. Pour preuve, il ne se manifeste aujourd’hui aucune intelligence
en acte pour dire « Ils voulaient tout réinventer chaque jour ; se
rendre maîtres et possesseurs de leur propre vie. »
Personne, dans l’impensé de l’ignoble
aujourd’hui, n’entrevoit l’étreinte subversive où s’enlacent Guy Debord et le
cinéma. Et pour cause : « Il n’y a pas de film. Le cinéma est
mort. Il ne peut plus y avoir de films. Passons si vous voulez au débat. »
S’il est désespérant d’admettre que ce débat n’a pas eu lieu, c’est parce qu’il
convoquait l’intelligence en sommeil bien au-delà du cinéma lui-même, Avec
et contre le cinéma, sur des chemins de dérives, sur des créations de
situations nouvelles et ludiques, sur le terrain d’une psychogéographie
éphémère et sans cesse réinventée, sur l’exigence d’une subversion généralisée.
Guy Debord a fait du cinéma, qui « se
présente ainsi comme un substitut passif de l’activité artistique unitaire qui
est maintenant possible« , une arme propre à ouvrir, dans le temps
simultané de sa négation, le temps d’une subversion totale de l’aliénation
généralisée offerte par la société spectaculaire-marchande.
Cette arme, il a probablement pensé que l’époque
n’en avait plus l’usage. Ses films furent retirés, par ses soins, des risques
de la contemplation passive et de la réduction à l’esthétique où les financiers
de « l’art cinématographique » se complaisent à confiner les hordes
résignées de cinéphiles téléramatisés.
Guy Debord a t-il considéré ce
retrait comme la création d’une situation nouvelle qui rendrait insupportable
par l’absence de ses films, l’insupportable film de l’absence de toute
situation nouvelle qui se projette sur l’écran noir de nos nuits blanches ?
La mort de Guy Debord en 1994 est-elle une raison
suffisante pour mettre un terme au contenu à subvertir d’une telle occurrence ?
Devons-nous « … prendre garde, au point
de vue des fabricants extérieurs de vedettes … » qui souhaitent faire
entrer Guy Debord dans la lumière cathodique de nos écrans domestiques, et le
sens supposé donné au retrait de ses films dans l’ombre de nos mensonges
massivement étendus au creux du monde ?
Ces questions n’ont toujours pas trouvé de
réponse. En trouveront-elles après le vrai « faux-évènement » spectaculaire-marchand
de la sortie prochaine des OEUVRES CINEMATOGRAPHIQUES COMPLETES de
Guy Debord, au cinéma le 12 octobre 2005 (Carlotta Films) et en coffret DVD le
19 octobre 2005 (Gaumont
Vidéo) ?
Jetons ensemble un rapide coup d’œil, voulez-vous
?
Hurlements en
faveur de Sade (1952) – 1h04.
Hurlements en faveur de Sade a été réalisé en juin 1952. C’est un long
métrage complètement dépourvu d’images, constitué seulement par le support de
la bande-son. Ce support donne un écran uniformément blanc durant la projection
des dialogues. Les dialogues, dont la durée totale n’excède pas une vingtaine
de minutes, sont eux-mêmes dispersés, par courts fragments, dans une heure de
silence (dont vingt-quatre minutes d’un seul tenant constituent la séquence
finale). Durant la projection des silences, l’écran reste absolument noir ; et,
par voie de conséquence, la salle. Les voix entendues, toutes inexpressives,
sont celles de Gil J Wolman (voix I), Guy Debord (voix 2), Serge Berna (Voix
3), Barbara Rosenthal (Voix 4), Jean-Isidore Isou (Voix 5). Le film ne comporte
aucun accompagnement ou bruitage, à l’exception d’une improvisation lettriste
de Wolman, en solo, qui ouvre la première apparition de l’écran Blanc,
immédiatement avant le début du dialogue, les deux premières répliques
constituant seules le générique.
Le contenu de ce film doit être d’abord rattaché
à l’atmosphère de l’avant-garde lettriste de cette époque : à la fois au niveau
le plus général, où il se présente comme une négation et un dépassement de la
conception isouïenne du « cinéma discrépant » ; et au niveau anecdotique,
depuis la mode des prénoms doubles qui caractérisait alors ce groupe
(Jean-Isidore, Guy-Ernest, Albert-Jules, etc.), ou la référence à Berna,
organisateur du scandale de Pâques 1950 à Notre-Dame-de-Paris, jusqu’à la
dédicace à Wolman, auteur du précédent film lettriste, l’admirable Anticoncept.
D’autres aspects sont à considérer dans l’optique
des positions situationnistes qui se sont définies depuis : au premier rang,
l’usage des phrases détournées. Entre toutes les phrases étrangères – venues
des journaux, ou de Joyce, aussi bien que du Code Civil – mélangées au dialogue
de ce film, c’est-à-dire à l’emploi également dérisoire de différents styles
d’écriture, la présente édition de l’Institut scandinave de Vandalisme comparé
n’a retenu l’usage de guillemets que pour quatre d’entre elles, considérées
comme des citations conventionnelles du fait de la difficulté que présenterait
probablement leur reconnaissance. Il s’agit de trois citations d’Isou
(respectivement : de son Esthétique du cinéma, d’une lettre à Debord,
de Précisions sur ma poésie et moi) et d’une réplique d’un western de
John Ford (Rio Grande).
La première présentation de Hurlements en
faveur de Sade, à Paris, le 30 juin 1952, au «ciné-club d’Avant-Garde »,
alors dirigé par A.-J. Cauliez, dans les locaux du musée de l’Homme, a été
interrompu presque dès le début, non sans violences, par le public et les
dirigeants de ce ciné-club. Plusieurs lettristes se désolidarisèrent alors d’un
film si maladroitement excessif.
La première projection intégrale a eu lieu le 13
octobre de la même année, au « ciné-club du Quartier Latin », dans la salle des
sociétés Savantes, défendue par le groupe des « lettristes de gauche » et une vingtaine
de supplétifs de Saint-Germain-des-Prés. La présence des mêmes a interdit
quelques mois plus tard, au même ciné-club, un Squelette sadique qui avait été
annoncé et attribué à un certain René-Guy Babord, plaisanterie qui entendait se
borner, paraît-il, à éteindre la salle pour un quart d’heure.
Sur le
passage de quelques personnes à travers une assez courte unité de temps (1959)
– 20 min. 35mm, noir et blanc.
Chef-opérateur : André Mrugalski
Montage : Chantal Delattre
Assistant-réalisateur :Ghislain de Marbaix
Assistant-opérateur : Jean Harnois
Script : Michèle Vallon
Machiniste : Bernard Largemain
Le commentaire est dit par les voix, plutôt
indifférentes et fatiguées, de Jean Harnois (voix 1, dans le ton speaker de la
radio ou des actualités), Guy Debord (voix 2, plus triste et sourde) et Claude
Brabant (voix 3, fille très jeune).
Le fonds sonore du générique est extrait de
l’enregistrement des débats de la troisième conférence de l’Internationale
situationniste à Munich ; surtout en français et en allemand. Pour la musique
d’accompagnement, le thème de Haendel a été pris dans sa suite de ballets L’origine
du destin ; les deux thèmes de Michel-Richard Delalande dans le Caprice
N°2, dit aussi Grande Pièce.
Le commentaire comprend une forte proportion de
phrases détournées, relevées indifféremment chez des penseurs classiques, un
roman de sciences-fiction, ou les pires sociologues à la mode. Pour prendre le
contre-pied du documentaire en matière de décor spectaculaire, chaque fois que
la caméra a risqué de rencontrer un monument, on l’a évité en filmant à
l’inverse le point de vue du monument (au sens où le jeune Abel Gance avait pu
placer sa caméra du point de vue de la boule de neige). Le premier projet de ce
documentaire faisait une plus large place au détournement direct de plans
existants dans d’autres films, relevant du cinéma le plus courant (par exemple,
dans la séquence consacrée à l’insuccès des intentions révolutionnaires des
années 50, cette suite de deux plans : une jeune femme inquiète, dans un
luxueux décor de film policier, téléphone en insistant pour que son
interlocuteur attende ; le général russe de Pour qui sonne le glas regarde
passer au-dessus de son abri les avions qui viennent de partir, répond par
téléphone qu’il est malheureusement trop tard, que l’offensive est déjà lancée,
qu’elle échouera comme les autres). Ces cas-limites de citations ont été
finalement empêchés parce que plusieurs distributeurs refusèrent de vendre les
droits de reproduction, pour la moitié au moins des plans choisis, refus qui
détruisaient le montage envisagé. Il a été fait, en revanche, le plus grand
usage d’un film publicitaire produit par Monsavon, dont la vedette devait
connaître un meilleur avenir. André Mrugalski est l’auteur de la photographie
filmée en détails dans la séquence de détournement du « documentaire sur l’art
».
On peut considérer ce court-métrage comme des
notes sur les origines du mouvement situationniste ; notes qui, de ce fait,
contiennent évidemment une réflexion sur leur propre langage.
Critique de
la séparation (1961) – 20min. 35mm, noir et blanc.
Chef-opérateur : André Mrugalski
Montage : Chantal Delattre
Assistant-opérateur : Bernard Davidson
Script : Claude Brabant
Machiniste : Bernard Largemain
La voix de Caroline Rittener commente le film
annonce qui précède le générique de Sur le passage de quelques personnes à
travers une assez courte unité de temps. Sur un mélange d’images très peu
probantes, coupées de placards annonçant : bientôt, sur cet écran – Un des plus
grands anti-films de tous les temps ! – Des personnes vrais ! Une histoire
authentique ! – Sur un thème comme le cinéma n’a jamais osé en traiter…– elle
cite les Eléments de linguistique générale d’André Martinet : « Quand
on songe combien il est naturel et avantageux pour l’homme d’identifier sa
langue et la réalité, on devine quel degré de sophistication il lui a fallu
atteindre pour les dissocier et faire de chacune un objet d’études… ». Le
commentaire du film est dit ensuite par Guy Debord. Caroline Rittener a
également interprété sur l’écran le personnage de la jeune fille. La musique
est de François Couperin et Bodin de Boismortier.
Les images de Critique de la Séparation sont
fréquemment des comics, des photographies d’identité, ou de journaux ; ou
d’autres films. Il n’est pas rare qu’elles soient surchargées de sous-titres,
très difficiles à suivre en même temps que le commentaire. Dans la mesure où
des personnages ont été filmés directement, presque toujours ils ne sont autres
que les gens de l’équipe technique.
Le rapport entre les images, le commentaire et
les sous-titres n’est ni complémentaire, ni indifférent. Il vise à être
lui-même critique.
La Société du
spectacle (1973) – 1h28. Long métrage en 35mm, noir et
blanc.
Montage : Martine Barraque
Chef-opérateur pour banc-titres : Antonis
Georgakis
Assistant-opérateur au banc-titres : Philippe
Delpont
Assistante-monteuse : Manoela Ferreira
Assistants-réalisateurs : Jean-Jacques Raspaud et
Gianfranco Sanguinetti
Documentaliste : Suzanne Schiffmann
Ingénieur du son : Antoine Bonfanti
Directeur de la Production : Christian Lentretien
Musique : Michel Corrette
suivi de Réfutation
de tous les jugements, tant élogieux qu’hostiles, qui ont été jusqu’ici portés
sur le film « La Société du spectacle «
(1974) – 21 min Court métrage en 35mm, noir et blanc.
Le commentaire du film est entièrement composé
d’extraits de la première édition du livre La Société du spectacle (1967).
Le texte et les images de ce film constituent un ensemble cohérent; mais les
images n’y sont jamais la simple illustration directe de son propos – et
d’autant moins une démonstration. L’emploi des images est ici orienté par le
principe du détournement, que les situationnistes ont défini comme la
communication qui peut « contenir sa propre critique ». Ceci est vrai pour
l’utilisation de quelques séquences de films préexistants et des actualités, ou
même pour des photographies filmées, qui avaient déjà été publiées ailleurs. On
pourra donc voir ceci à la fois comme un film historique, un western, un film
d’amour , un film de guerre, etc.
Et c’est également un film qui, comme la société
dont il traite, présente nombre de traits comiques. En parlant de l’ordre
spectaculaire, et de la souveraineté de la marchandise qu’il sert, on parle
aussi bien de ce que cache cet ordre : les luttes de classes et les tendances à
la vie réelle historique, la révolution et ses échecs passés, et les
responsabilités dans ses échecs.
In Girum imus
nocte et consumimur igni (1978) – 1h35. Long-métrage en 35mm,
noir et blanc.
Ecrit et réalisé par : Guy Debord
Assistants réalisateurs : Elisabeth Gruet et
Jean-Jacques Raspaud
Chef opérateur : André Mrugalski
Assistant opérateur : Richard Copans
Montage : Stéphanie Granel, assistée de Christine
Noël
Ingénieur du son, mixage : Dominique Dalmasso
Bruitage : Jérôme Levy
Documentaliste : Joëlle Barjolin
Machiniste : Bernard Largemain
Musique : François Couperin, prélude du Quatrième
Concert royal
premier mouvement du Nouveau Concert n° 11.
Benny Golson, Whisper not (interprété
par Art Blakey et les Jazz Messengers).
Il y a un déplacement dans In girum…,
qui tient à plusieurs importantes différences : Debord a tourné directement une
partie des images, il a écrit directement le texte pour ce film, enfin le thème
du film n’est pas le spectacle mais au contraire la vie réelle. Il reste que
les films qui interrompent le discours viennent plutôt le soutenir
positivement, même s’il y a une certaine dimension ironique (Lacenaire, le
Diable, le fragment de Cocteau, ou l’anéantissement du régiment de Custer). La
Charge de la Brigade légère veut « représenter », très lourdement et
élogieusement, une dizaine d’années de l’action de l’I.S. ! L’emploi de la
musique, tout aussi détournée que le reste, a toujours une intention positive,
« lyrique », jamais distanciée.
« Tout le film (aussi à l’aide des images, mais
déjà dans le texte du “commentaire”) est bâti sur le thème de l’eau. On y cite
donc les poètes de l’écoulement de tout (Li Po, Omar Kháyyám, Héraclite,
Bossuet, Shelley ?), qui tous ont parlé de l’eau : c’est le temps.
Il y a, secondairement, le thème du feu ; de
l’éclat de l’instant : c’est la révolution, Saint-Germain-des-Prés, la
jeunesse, l’amour, la négation dans sa nuit, le Diable, la bataille et les
“entreprises inachevées” où vont mourir les hommes, éblouis en tant que
“voyageurs qui passent” ; et le désir dans cette nuit du monde (“nocte
consumimur igni”).
Mais l’eau du temps demeure qui emporte le feu,
et l’éteint. Ainsi l’éclatante jeunesse de Saint-Germain-des-Prés, le feu de
l’assaut de l’ardente “brigade légère” ont été noyés dans l’eau courante du
siècle quand elles se sont avancées “sous le canon du temps”… »
Guy Debord,
son art et son temps – 1994 – 60 min.
Un film de : Guy Debord
Réalisé par : Brigitte Cornand
Documentation : Géraldine Gauvin
Montage : Jean-Pierre Baiesi
Musique : Lino Léonardi,
extraite de son album consacré aux poèmes de
François Villon
Production déléguée : INA – avec la participation
du CNC
Co-production : CANAL + / INA
En 1994, Canal + organise une soirée « spéciale
Guy Debord » et diffuse La Société du spectacle.
A cette occasion, Alain De Greef commande à
Brigitte Cornand un documentaire sur Guy Debord. Ce dernier accepte de
collaborer aux conditions suivantes : « Je vous indiquerai – ou parfois vous
fournirai directement – tous les éléments, visuels et sonores, qui seront
exactement nécessaires. Je garantirai à la fin la pertinence de ces éléments,
et l’authenticité de leur emploi pour traiter effectivement le sujet : chose
précieuse puisque l’on sait combien il a été jusqu’ici pollué par tant de
légendes. Vous serez seule responsable, devant moi, des moyens adéquats de
cette réalisation ; sans qu’il y ait aucune intervention, restriction, ni
commentaire de la part de personne d’autre. Je ne veux entendre, ni ne veux que
vous entendiez vous-même, de quiconque, aucune sorte de remarque, même
élogieuse. Il serait en effet impensable que je reconnaisse implicitement à qui
que ce puisse être, la plus minime compétence, ni la moindre qualité pour rien
juger de mon oeuvre ou de ma conduite. » (Lettre à Brigitte Cornand, 27 mars
1993).
Atteint d’une maladie incurable et fidèle à sa
parole, Guy Debord se suicide avant la diffusion.
Quoi dire de plus, pour ces 368 minutes de film,
que ces mots offerts dans le dossier de presse fourni par la société de
production D.S.P. ? (1)
Rien, surtout sous la forme usée des discours
sans emploi qui caractérisent la critique cinématographique. Nulle soporifique
exégèse des pédagogues de l’image, nulle éprouvante interprétation
psycholo-gisante. Rien. Rien que l’écoute des hurlements en faveur de la vie, à
faire résonner à nouveau et à détourner au profit du vivant ; si c’est encore
possible, encore …, car, à n’en pas douter, « Le spectacle
est le mauvais rêve de la société moderne enchaînée, qui n’exprime finalement
que son désir de dormir. Le spectacle est le gardien de ce sommeil. »
P.S. Merci de ne pas vous fatiguer à vérifier que
les mots en italique correspondent bien à des oeuvres de Guy Debord et
à des extraits qui en proviennent.
(1) Dark Star Presse et non pas Debord
Situationniste Posthume.
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