samedi 10 octobre 2015

Est-ce bien là Guy Debord qui refait son cinéma sur l'écran noir de nos nuits blanches ?




 « Je crois que j’ai eu tort de déclarer, après l’assassinat de Gérard Lebovici, « qu’aucun de mes films ne sera plus projeté en France ». Cette restriction ne se justifiait guère, et n’a été mise en avant que pour marquer l’ignominie particulière étalée à cette occasion par la presse française. Naturellement, j’aurais dû dire : jamais plus et nulle part. Vous savez que j’ai toujours été très mal vu, et à bien juste titre, par tout le milieu du cinéma. « 

 Le nom de Guy Debord est réductivement associé à son ouvrage La Société du Spectacle. Comme si cette étreinte forcée d’un nom et d’une oeuvre manifestait une intimité suspecte et étanche à quelque universalité. Pour preuve, il ne se manifeste aujourd’hui aucune intelligence tardive ou repentie pour clamer que cette somme de lucidité historique a été oubliée dans le temps même où l’Histoire en vérifiait la parfaite exactitude.

Une autre étreinte, tout aussi embarrassante que suspectée, est celle de Guy Debord et de l’Internationale situationniste (1958-1969). Une étreinte passionnée prise dans le cercle de la nuit, où notre époque, consumée par le feu incendiaire de la résignation achevée, ne cesse pas de s’enfermer. Pour preuve, il ne se manifeste aujourd’hui aucune intelligence en acte pour dire « Ils voulaient tout réinventer chaque jour ; se rendre maîtres et possesseurs de leur propre vie. »

Personne, dans l’impensé de l’ignoble aujourd’hui, n’entrevoit l’étreinte subversive où s’enlacent Guy Debord et le cinéma. Et pour cause : « Il n’y a pas de film. Le cinéma est mort. Il ne peut plus y avoir de films. Passons si vous voulez au débat. » S’il est désespérant d’admettre que ce débat n’a pas eu lieu, c’est parce qu’il convoquait l’intelligence en sommeil bien au-delà du cinéma lui-même, Avec et contre le cinéma, sur des chemins de dérives, sur des créations de situations nouvelles et ludiques, sur le terrain d’une psychogéographie éphémère et sans cesse réinventée, sur l’exigence d’une subversion généralisée.

Guy Debord a fait du cinéma, qui « se présente ainsi comme un substitut passif de l’activité artistique unitaire qui est maintenant possible« , une arme propre à ouvrir, dans le temps simultané de sa négation, le temps d’une subversion totale de l’aliénation généralisée offerte par la société spectaculaire-marchande.

Cette arme, il a probablement pensé que l’époque n’en avait plus l’usage. Ses films furent retirés, par ses soins, des risques de la contemplation passive et de la réduction à l’esthétique où les financiers de « l’art cinématographique » se complaisent à confiner les hordes résignées de cinéphiles téléramatisés.

 Guy Debord a t-il considéré ce retrait comme la création d’une situation nouvelle qui rendrait insupportable par l’absence de ses films, l’insupportable film de l’absence de toute situation nouvelle qui se projette sur l’écran noir de nos nuits blanches ?

La mort de Guy Debord en 1994 est-elle une raison suffisante pour mettre un terme au contenu à subvertir d’une telle occurrence ?

Devons-nous « … prendre garde, au point de vue des fabricants extérieurs de vedettes … » qui souhaitent faire entrer Guy Debord dans la lumière cathodique de nos écrans domestiques, et le sens supposé donné au retrait de ses films dans l’ombre de nos mensonges massivement étendus au creux du monde ?

Ces questions n’ont toujours pas trouvé de réponse. En trouveront-elles après le vrai « faux-évènement » spectaculaire-marchand de la sortie prochaine des OEUVRES CINEMATOGRAPHIQUES COMPLETES de Guy Debord, au cinéma le 12 octobre 2005 (Carlotta Films) et en coffret DVD le 19 octobre 2005 (Gaumont Vidéo) ?

Jetons ensemble un rapide coup d’œil, voulez-vous ?

Hurlements en faveur de Sade (1952) – 1h04.

            Hurlements en faveur de Sade a été réalisé en juin 1952. C’est un long métrage complètement dépourvu d’images, constitué seulement par le support de la bande-son. Ce support donne un écran uniformément blanc durant la projection des dialogues. Les dialogues, dont la durée totale n’excède pas une vingtaine de minutes, sont eux-mêmes dispersés, par courts fragments, dans une heure de silence (dont vingt-quatre minutes d’un seul tenant constituent la séquence finale). Durant la projection des silences, l’écran reste absolument noir ; et, par voie de conséquence, la salle. Les voix entendues, toutes inexpressives, sont celles de Gil J Wolman (voix I), Guy Debord (voix 2), Serge Berna (Voix 3), Barbara Rosenthal (Voix 4), Jean-Isidore Isou (Voix 5). Le film ne comporte aucun accompagnement ou bruitage, à l’exception d’une improvisation lettriste de Wolman, en solo, qui ouvre la première apparition de l’écran Blanc, immédiatement avant le début du dialogue, les deux premières répliques constituant seules le générique.

Le contenu de ce film doit être d’abord rattaché à l’atmosphère de l’avant-garde lettriste de cette époque : à la fois au niveau le plus général, où il se présente comme une négation et un dépassement de la conception isouïenne du « cinéma discrépant » ; et au niveau anecdotique, depuis la mode des prénoms doubles qui caractérisait alors ce groupe (Jean-Isidore, Guy-Ernest, Albert-Jules, etc.), ou la référence à Berna, organisateur du scandale de Pâques 1950 à Notre-Dame-de-Paris, jusqu’à la dédicace à Wolman, auteur du précédent film lettriste, l’admirable Anticoncept.

D’autres aspects sont à considérer dans l’optique des positions situationnistes qui se sont définies depuis : au premier rang, l’usage des phrases détournées. Entre toutes les phrases étrangères – venues des journaux, ou de Joyce, aussi bien que du Code Civil – mélangées au dialogue de ce film, c’est-à-dire à l’emploi également dérisoire de différents styles d’écriture, la présente édition de l’Institut scandinave de Vandalisme comparé n’a retenu l’usage de guillemets que pour quatre d’entre elles, considérées comme des citations conventionnelles du fait de la difficulté que présenterait probablement leur reconnaissance. Il s’agit de trois citations d’Isou (respectivement : de son Esthétique du cinéma, d’une lettre à Debord, de Précisions sur ma poésie et moi) et d’une réplique d’un western de John Ford (Rio Grande).

La première présentation de Hurlements en faveur de Sade, à Paris, le 30 juin 1952, au «ciné-club d’Avant-Garde », alors dirigé par A.-J. Cauliez, dans les locaux du musée de l’Homme, a été interrompu presque dès le début, non sans violences, par le public et les dirigeants de ce ciné-club. Plusieurs lettristes se désolidarisèrent alors d’un film si maladroitement excessif.

La première projection intégrale a eu lieu le 13 octobre de la même année, au « ciné-club du Quartier Latin », dans la salle des sociétés Savantes, défendue par le groupe des « lettristes de gauche » et une vingtaine de supplétifs de Saint-Germain-des-Prés. La présence des mêmes a interdit quelques mois plus tard, au même ciné-club, un Squelette sadique qui avait été annoncé et attribué à un certain René-Guy Babord, plaisanterie qui entendait se borner, paraît-il, à éteindre la salle pour un quart d’heure.

Sur le passage de quelques personnes à travers une assez courte unité de temps (1959) – 20 min. 35mm, noir et blanc.

Chef-opérateur : André Mrugalski

Montage : Chantal Delattre

Assistant-réalisateur :Ghislain de Marbaix

Assistant-opérateur : Jean Harnois

Script : Michèle Vallon

Machiniste : Bernard Largemain

Le commentaire est dit par les voix, plutôt indifférentes et fatiguées, de Jean Harnois (voix 1, dans le ton speaker de la radio ou des actualités), Guy Debord (voix 2, plus triste et sourde) et Claude Brabant (voix 3, fille très jeune).

Le fonds sonore du générique est extrait de l’enregistrement des débats de la troisième conférence de l’Internationale situationniste à Munich ; surtout en français et en allemand. Pour la musique d’accompagnement, le thème de Haendel a été pris dans sa suite de ballets L’origine du destin ; les deux thèmes de Michel-Richard Delalande dans le Caprice N°2, dit aussi Grande Pièce.

Le commentaire comprend une forte proportion de phrases détournées, relevées indifféremment chez des penseurs classiques, un roman de sciences-fiction, ou les pires sociologues à la mode. Pour prendre le contre-pied du documentaire en matière de décor spectaculaire, chaque fois que la caméra a risqué de rencontrer un monument, on l’a évité en filmant à l’inverse le point de vue du monument (au sens où le jeune Abel Gance avait pu placer sa caméra du point de vue de la boule de neige). Le premier projet de ce documentaire faisait une plus large place au détournement direct de plans existants dans d’autres films, relevant du cinéma le plus courant (par exemple, dans la séquence consacrée à l’insuccès des intentions révolutionnaires des années 50, cette suite de deux plans : une jeune femme inquiète, dans un luxueux décor de film policier, téléphone en insistant pour que son interlocuteur attende ; le général russe de Pour qui sonne le glas regarde passer au-dessus de son abri les avions qui viennent de partir, répond par téléphone qu’il est malheureusement trop tard, que l’offensive est déjà lancée, qu’elle échouera comme les autres). Ces cas-limites de citations ont été finalement empêchés parce que plusieurs distributeurs refusèrent de vendre les droits de reproduction, pour la moitié au moins des plans choisis, refus qui détruisaient le montage envisagé. Il a été fait, en revanche, le plus grand usage d’un film publicitaire produit par Monsavon, dont la vedette devait connaître un meilleur avenir. André Mrugalski est l’auteur de la photographie filmée en détails dans la séquence de détournement du « documentaire sur l’art ».

On peut considérer ce court-métrage comme des notes sur les origines du mouvement situationniste ; notes qui, de ce fait, contiennent évidemment une réflexion sur leur propre langage.

Critique de la séparation (1961) – 20min. 35mm, noir et blanc.

Chef-opérateur : André Mrugalski

Montage : Chantal Delattre

Assistant-opérateur : Bernard Davidson

Script : Claude Brabant

Machiniste : Bernard Largemain

La voix de Caroline Rittener commente le film annonce qui précède le générique de Sur le passage de quelques personnes à travers une assez courte unité de temps. Sur un mélange d’images très peu probantes, coupées de placards annonçant : bientôt, sur cet écran – Un des plus grands anti-films de tous les temps ! – Des personnes vrais ! Une histoire authentique ! – Sur un thème comme le cinéma n’a jamais osé en traiter…– elle cite les Eléments de linguistique générale d’André Martinet : « Quand on songe combien il est naturel et avantageux pour l’homme d’identifier sa langue et la réalité, on devine quel degré de sophistication il lui a fallu atteindre pour les dissocier et faire de chacune un objet d’études… ». Le commentaire du film est dit ensuite par Guy Debord. Caroline Rittener a également interprété sur l’écran le personnage de la jeune fille. La musique est de François Couperin et Bodin de Boismortier.

Les images de Critique de la Séparation sont fréquemment des comics, des photographies d’identité, ou de journaux ; ou d’autres films. Il n’est pas rare qu’elles soient surchargées de sous-titres, très difficiles à suivre en même temps que le commentaire. Dans la mesure où des personnages ont été filmés directement, presque toujours ils ne sont autres que les gens de l’équipe technique.

Le rapport entre les images, le commentaire et les sous-titres n’est ni complémentaire, ni indifférent. Il vise à être lui-même critique.

La Société du spectacle (1973) – 1h28.  Long métrage en 35mm, noir et blanc.

Montage : Martine Barraque

Chef-opérateur pour banc-titres : Antonis Georgakis

Assistant-opérateur au banc-titres : Philippe Delpont

Assistante-monteuse : Manoela Ferreira

Assistants-réalisateurs : Jean-Jacques Raspaud et Gianfranco Sanguinetti

Documentaliste : Suzanne Schiffmann

Ingénieur du son : Antoine Bonfanti

Directeur de la Production : Christian Lentretien

Musique : Michel Corrette

suivi de Réfutation de tous les jugements, tant élogieux qu’hostiles, qui ont été jusqu’ici portés sur le film « La Société du spectacle «  (1974) – 21 min Court métrage en 35mm, noir et blanc.

Le commentaire du film est entièrement composé d’extraits de la première édition du livre La Société du spectacle (1967). Le texte et les images de ce film constituent un ensemble cohérent; mais les images n’y sont jamais la simple illustration directe de son propos – et d’autant moins une démonstration. L’emploi des images est ici orienté par le principe du détournement, que les situationnistes ont défini comme la communication qui peut « contenir sa propre critique ». Ceci est vrai pour l’utilisation de quelques séquences de films préexistants et des actualités, ou même pour des photographies filmées, qui avaient déjà été publiées ailleurs. On pourra donc voir ceci à la fois comme un film historique, un western, un film d’amour , un film de guerre, etc.

Et c’est également un film qui, comme la société dont il traite, présente nombre de traits comiques. En parlant de l’ordre spectaculaire, et de la souveraineté de la marchandise qu’il sert, on parle aussi bien de ce que cache cet ordre : les luttes de classes et les tendances à la vie réelle historique, la révolution et ses échecs passés, et les responsabilités dans ses échecs.

In Girum imus nocte et consumimur igni (1978) – 1h35. Long-métrage en 35mm, noir et blanc.

Ecrit et réalisé par : Guy Debord

Assistants réalisateurs : Elisabeth Gruet et Jean-Jacques Raspaud

Chef opérateur : André Mrugalski

Assistant opérateur : Richard Copans

Montage : Stéphanie Granel, assistée de Christine Noël

Ingénieur du son, mixage : Dominique Dalmasso

Bruitage : Jérôme Levy

Documentaliste : Joëlle Barjolin

Machiniste : Bernard Largemain

Musique : François Couperin, prélude du Quatrième Concert royal

premier mouvement du Nouveau Concert n° 11.

Benny Golson, Whisper not (interprété par Art Blakey et les Jazz Messengers).

Il y a un déplacement dans In girum…, qui tient à plusieurs importantes différences : Debord a tourné directement une partie des images, il a écrit directement le texte pour ce film, enfin le thème du film n’est pas le spectacle mais au contraire la vie réelle. Il reste que les films qui interrompent le discours viennent plutôt le soutenir positivement, même s’il y a une certaine dimension ironique (Lacenaire, le Diable, le fragment de Cocteau, ou l’anéantissement du régiment de Custer). La Charge de la Brigade légère veut « représenter », très lourdement et élogieusement, une dizaine d’années de l’action de l’I.S. ! L’emploi de la musique, tout aussi détournée que le reste, a toujours une intention positive, « lyrique », jamais distanciée.

« Tout le film (aussi à l’aide des images, mais déjà dans le texte du “commentaire”) est bâti sur le thème de l’eau. On y cite donc les poètes de l’écoulement de tout (Li Po, Omar Kháyyám, Héraclite, Bossuet, Shelley ?), qui tous ont parlé de l’eau : c’est le temps.

Il y a, secondairement, le thème du feu ; de l’éclat de l’instant : c’est la révolution, Saint-Germain-des-Prés, la jeunesse, l’amour, la négation dans sa nuit, le Diable, la bataille et les “entreprises inachevées” où vont mourir les hommes, éblouis en tant que “voyageurs qui passent” ; et le désir dans cette nuit du monde (“nocte consumimur igni”).

Mais l’eau du temps demeure qui emporte le feu, et l’éteint. Ainsi l’éclatante jeunesse de Saint-Germain-des-Prés, le feu de l’assaut de l’ardente “brigade légère” ont été noyés dans l’eau courante du siècle quand elles se sont avancées “sous le canon du temps”… »

Guy Debord, son art et son temps – 1994 – 60 min.

Un film de : Guy Debord

Réalisé par : Brigitte Cornand

Documentation : Géraldine Gauvin

Montage : Jean-Pierre Baiesi

Musique : Lino Léonardi,

extraite de son album consacré aux poèmes de François Villon

Production déléguée : INA – avec la participation du CNC

Co-production : CANAL + / INA

En 1994, Canal + organise une soirée « spéciale Guy Debord » et diffuse La Société du spectacle.

A cette occasion, Alain De Greef commande à Brigitte Cornand un documentaire sur Guy Debord. Ce dernier accepte de collaborer aux conditions suivantes : « Je vous indiquerai – ou parfois vous fournirai directement – tous les éléments, visuels et sonores, qui seront exactement nécessaires. Je garantirai à la fin la pertinence de ces éléments, et l’authenticité de leur emploi pour traiter effectivement le sujet : chose précieuse puisque l’on sait combien il a été jusqu’ici pollué par tant de légendes. Vous serez seule responsable, devant moi, des moyens adéquats de cette réalisation ; sans qu’il y ait aucune intervention, restriction, ni commentaire de la part de personne d’autre. Je ne veux entendre, ni ne veux que vous entendiez vous-même, de quiconque, aucune sorte de remarque, même élogieuse. Il serait en effet impensable que je reconnaisse implicitement à qui que ce puisse être, la plus minime compétence, ni la moindre qualité pour rien juger de mon oeuvre ou de ma conduite. » (Lettre à Brigitte Cornand, 27 mars 1993).

Atteint d’une maladie incurable et fidèle à sa parole, Guy Debord se suicide avant la diffusion.

Quoi dire de plus, pour ces 368 minutes de film, que ces mots offerts dans le dossier de presse fourni par la société de production D.S.P. ? (1)

Rien, surtout sous la forme usée des discours sans emploi qui caractérisent la critique cinématographique. Nulle soporifique exégèse des pédagogues de l’image, nulle éprouvante interprétation psycholo-gisante. Rien. Rien que l’écoute des hurlements en faveur de la vie, à faire résonner à nouveau et à détourner au profit du vivant ; si c’est encore possible, encore …, car, à n’en pas douter, « Le spectacle est le mauvais rêve de la société moderne enchaînée, qui n’exprime finalement que son désir de dormir. Le spectacle est le gardien de ce sommeil. »

P.S. Merci de ne pas vous fatiguer à vérifier que les mots en italique correspondent bien à des oeuvres de Guy Debord et à des extraits qui en proviennent.
 
 

(1) Dark Star Presse et non pas Debord Situationniste Posthume.

 

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