mercredi 7 octobre 2015

Mandelstam mon amour.



 
 
Ce jour-là, j’arpentais les rues de la grande ville inconnue.

Le soir approchait. La grande ville inconnue semblait vivre derrière un mur de silence. Des ombres courbées glissaient furtives le long des façades. Quelques mots tremblaient des murmures inquiets. Je feignais de ne pas les entendre. Je passais mon chemin. La peur déformait les visages qui se laissaient entrevoir.

Depuis l’aube, je cherchais des parcs de verdure, des rues bordées d’arbres, des fontaines de fraîcheur, des rires vibrants au cœur des places, des bancs où asseoir mes désirs de rencontre.

Je ne trouvais que désolation : terrains vagues, rues sans ombre, fontaines asséchées, places désertes et bancs vides. Parfois, le long d’une façade morne, surgissait, sur une bande de tissus tendue à l’extrême, le portrait éclatant d’un homme qui m’était inconnu.

Il avait un regard rempli de compassion. Une épaisse moustache lui dessinait sur le visage un air bonhomme. Son port altier dressait l’allure d’un chef de guerre. Il semblait s’offrir sans fard à l’amour de ses troupes. Un chef donnant l’impression qu’il souffrirait de la mort d’un seul de ses soldats quand d’autres, ailleurs, ne verraient dans la mort de tous qu’une simple statistique. Pourtant, inquiète, je passais rapidement mon chemin.

Le soir était devenu d’encre. Les ombres courbées s’étaient fondues dans les pierres. La lune servait de réverbère. La grande ville inconnue semblait vouloir m’engloutir dans sa lueur blafarde.

Longtemps, j’ai cru que je l’avais aperçu la première. Aujourd’hui, je suis sûre qu’il m’observait, caché au creux d’une porte cochère. Tout avait été tellement vite. Ossip Emilievitch semblait pris par l’urgence. Il posa promptement une main sur ma bouche et de l’autre m’intima le silence. Dans un souffle, il me demanda : « Venez-vous de l’autre ville ? ». J’acquiesçais d’un signe de tête. « Venez, dit-il ! », et il m’entraîna à perdre haleine dans le dédale des rues sombres de la grande ville inconnue.

J’ai le souvenir d’escaliers interminables, de portes qui s’ouvraient dans les étages, de silhouettes fuyantes, de craquements, de nos souffles courts, glacés comme des courants d’air par la fraîcheur du soir. J’avais besoin de reprendre ma respiration, tant l’effort avait été rude, quand il me tira sans ménagement vers un petit escalier, comme une échelle de meunier, qui menait sous les toits. Un instant, il regarda derrière lui et pour la première fois j’ai vu un visage sans peur. Nous débouchâmes sur un palier sans lumière. Je devinais une porte. Nous étions arrivés.

C’était une mansarde chichement aménagée, comme celle où les étudiants de ma ville trouvaient à se loger sans trop de frais. Une armoire, un lit, une table et deux chaises remplissaient une grande partie de l’espace. Dans un coin, un réchaud pour la cuisine et sur le sol, empilée, une impressionnante quantité de livres. Un fenestron ouvrait un coin minuscule du ciel.

Ossip me proposa une chaise et se confondit immédiatement en excuses. « Je dois faire vite, écoutez-moi ! » annonça t-il. Et sans attendre ma réponse, dans un flot continu, il me parla de l’homme des murs.

« Ma ville n’est pas comme vous la voyez aujourd’hui, embraya-t-il. Elle avait des parcs de verdure, des rues bordées d’arbres, des fontaines de fraîcheur, des rires vibrants au cœur des places, des bancs où asseoir nos désirs de rencontre. Les ombres courbées étaient des femmes et des hommes aux paroles légères et joyeuses. Une liberté nouvelle coulait comme un torrent fougueux. Elle préfigurait le combat de ma vie. Je suis poète, dit-il tout bas comme pour reprendre son souffle. Nous rêvions de culture universelle, Anna, Sergueï, Nikolaï, Mikhaïl et moi, quand l’homme des murs est venu poser sur la liberté des mots et la vivacité des couleurs sa chape de plomb. L’art, aujourd’hui, est officiel. »

Aujourd’hui, je suis une vieille femme. J’ai la mémoire qui flanche. Je sais seulement que j’étais la messagère d’une phrase terrible d’Ossip Emilievitch Mandelstam, qui a occupé toute ma vie : « Dites-leur bien, à ceux de votre ville, que je hais les auteurs et les poètes ! ».

 

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