Nous venions de l’accompagner vers sa dernière
demeure. J’attendais que la foule silencieuse s’éloigne. Je voulais rester seul
à ses côtés. Lui dire sans chuchoter que je l’aimais encore.
Lorsqu’en fin d’après-midi je le quittais, avec
pour seul compagnon le craquement de mes pas sur le gravier blanc des allées,
les tombes innombrables et proches comme des bateaux au port ondoyaient à la
brise qui doucement annonçait la fraîcheur du soir.
« Il faudra que tu te souviennes »,
murmura alors une voix d’outre-tombe à la porte du cimetière.
Je frissonnais.
Il y a une éternité.
L’air du temps fomentait une agitation dont nous
n’imaginions pas qu’elle précipiterait la nature de notre lien. Paris
explosait. La France encore gauloise tardait à se mettre au diapason.
Notre province plus encore qui usait de sa réputation cagouillarde.
Notre lente jeunesse, empreinte d’une naïveté entretenue par les paternalismes
de tous poils, traînait insouciante son vague à l’âme dans des bars de
quartiers sous l’œil autoritaire de patrons aux nostalgies pétainistes. Notre
majorité était un Graal lointain. Lointain et inaccessible. Nous avions des
ivresses de Pschitt orange ou citron, des désirs cantonnés au ghetto de nos
genres. Nous suffoquions dans d’interminables parties de baby-foot, colérions
aux tilts de flippers hystériques, portions nos libidos se perdre dans les
chemins chaotiques des fatigues sportives. Les filles, au loin, laissaient sous
leurs genoux flotter leurs jupons de dentelles et leurs rires éclater de
clandestines envies. Nous étions aveugles. Je me souviens.
Elle avait dû servir de marque-page, collée entre
la couverture et la feuille de dédicace du livre de Guy Debord, La Société
du Spectacle où je venais de la trouver. Elle n’avait pourtant rien de
spectaculaire cette photo. Elle était plutôt d’une banalité affligeante. Mais,
dans la surprise de sa découverte, elle se chargeait brusquement de détails
indiciaires comme autant de clés qui fabriquaient la solution de l’énigme où
nos vies se tenaient jusque-là suspendues.
Voyons !
Imaginez la courbure d’une rue sans âme, qu’un
soleil d’été éclaire comme par miracle. Imaginez qu’un passage pour piétons
mène vers une longue façade – déroulant son architecture anonyme le long de
cette torsion imposée – faite de bric et de broc, de fenêtres ouvertes ou
fermées, ou bien murées, de devantures voilées, d’une porte qui semble
condamner d’improbables velléités de passage. Imaginez que cette rue s’engage,
dans sa ligne de fuite, vers un parc de verdure qu’un panneau de sens interdit
barre à la circulation. Imaginez qu’une grande partie de cette façade est
occupée par le Café-Restaurant-Brasserie Le Gaulois. Quand vous saurez
de surcroît qu’il s’agissait de la rue F…, vous aurez à peu près dans l’œil la
vision qui fût la mienne lorsque je prenais cette photographie.
C’était quelques mois après les journées
lumineuses de mai 68.
Les filles à nos côtés, nous traversions alors
hors des clous d’une morne destinée. Nous allions au Gaulois. Nous y
mettions à mal notre pauvre jeunesse. Nous rendrions coup pour coup à nos
maîtres branlants. Nous buvions leurs alcools et draguions leurs compagnes.
Nous chantions des ivresses sans frontières, des Internationales à leurs fronts
patriotes. Les gestes avaient le sens que leur donnaient nos mots. Les joueurs
de belote – ces anciens prolétaires désormais résignés à leurs espoirs enfuis –
se trouvaient au tapis. Nous avions maintenant toutes les cartes en main que
nous jouions sans crainte en palabres sereins. Le Gaulois était devenu
une vaste agora. Nous y faisions naître l’idéal révolutionnaire – le destin
qu’il promettait à chacun et à tous – qui offrirait à nos vies encore fraîches
d’utopies un terrain parfait pour nos jeux, qui permettrait de développer
l’ivresse immédiate de la subversion où toutes les conventions désuètes
finiraient par devenir caduques : le paternalisme des politiciens, le
puritanisme religieux, le bonheur réduit à la possession de pauvres marchandises,
le patriotisme rétrograde, l’État, la famille et la propriété privée. Nous
étions là pour annoncer un crépuscule irréversible et nous accorder une aube
radieuse faite de liberté sexuelle.
C’est un panneau de sens interdit qui, des
contraintes de l’époque et de notre liberté sexuelle, aujourd’hui fait office
de symbole et précipite mon souvenir. Regardez-le qui cherchait à nous mettre
hors d’atteinte du parc de verdure, de sa fontaine de fraîcheur, des bancs où
asseoir nos désirs de rencontres et des rues bordées d’arbres. Regardez-le
encore qui cherchait à éteindre nos rires vibrants au cœur de la place et les
murmures de notre amour.
C’était un soir, nous étions ivres d’alcool et de
désirs, quand nous l’avons oublié. Je me souviens. Ce soir-là, nous nous regardions.
Il me semblait que les bruits du Gaulois venaient d’une autre rive.
Que nous étions, lui et moi, dans un ailleurs. Nous nous sommes levés comme un
seul homme, engagés dans la ligne de fuite de la rue. Et, bravant l’interdit où
nos sens jusque-là se tenaient, nous avons dépassé notre amitié d’enfance.
C’était il y a une éternité, c’était il y a une
seconde.
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