Un dîner en ville (I)
Il était deux ou trois heures du matin. Je ne
sais plus. Les rues du Quartier Latin fumaient encore des affrontements de la
veille. Quelques CRS déambulaient à la recherche de leurs fourgons malmenés par
les manifestants. Sur la chaussée, des pavés épars interdisaient toute
circulation. Des jets sporadiques laissaient entendre des bris de vitrines. Des
ombres couraient le long des murs. Paris Capharnaüm retenait son souffle. La
France entière s’apprêtait à jouer la partition de cette exubérance.
Je tentais de rentrer chez moi à travers ce
labyrinthe chaotique lorsque, au loin, des silhouettes sautillantes attirèrent
mon attention. Elles semblaient celles d’une jeunesse insouciante et fêtarde,
profitant de ce temps qui débridait les contraintes imposées par l’époque.
J’étais seul, et je me méfiais des aléas d’une mauvaise rencontre. Une porte
cochère fit l’affaire pour disparaître à la vue de ces joyeux drilles.
J’espérais qu’une rue perpendiculaire au boulevard Saint-Michel trouverait
l’agrément de leur dérive nocturne. Deux nuits sans sommeil suffisaient à me
rendre peu amène. Des réunions à n’en plus finir constituaient mon pain
quotidien. Mots d’ordre, consignes de sécurité, planification des actions à
venir. Tout ce lot d’organisation qui épuisait jusqu’aux plus aguerris d’entre
nous. Je n’avais qu’une seule envie, celle de dormir.
Ils me tombèrent dessus comme les bombes à
Gravelotte.
― Salut camarade, entonnèrent-ils en cœur, tu
fais la révolution tout seul à une heure aussi tardive ?
Je n’en croyais pas mes yeux. Pierre, hilare,
faisait partie de cet aréopage passablement aviné. Quand il m’a reconnu à
travers les brumes de son excès d’alcool, un large sourire est venu éclairer
son visage.
― Qu’est-ce qu’il fait là mon petit trotskyste
préféré ? envoya-t-il à l’adresse de ses complices plutôt qu’à moi-même.
― Ne charrie pas, rétorquai-je à la cantonade. Je
rentre me pieuter, j’en ai ma claque de toute cette agitation.
― Il est fatigué le révolutionnaire
professionnel. Il vient de faire ses trois-huit de petit commissaire du peuple
en devenir, enchaîna-t-il à l’attention de ses camarades. Il voulait rentrer à
la maison en pensant m’y trouver. Mais je n’y serai pas. Ce soir, c’est la
fête. Un peu de délire dans le sérieux des événements, crois-moi, cela permet
de prendre une distance bienfaisante. Allez, viens avec nous, cela changera de
ton endoctrinement sectaire.
Depuis le début des événements Pierre était
intenable. Il désertait l’appartement, couchait je ne sais où, et parfois
disparaissait trois ou quatre jours. J’aurais pu accepter cette vie dissolue
s’il ne me laissait pas la charge de l’intendance. Rangement de ses fringues
jetées au petit bonheur la chance, lavage des piles de vaisselle négligemment
posées sur l’évier de la cuisine. Tout ce laisser-aller m’occupait plus que je
ne l’aurais souhaité. Il ne me tenait pas au courant de ses activités. Pire, il
refusait que je rencontre les personnes avec qui il partageait ces instants.
Résigné, je lui demandais seulement de me tenir informé de ses escapades pour
organiser un semblant de vie commune. Il s’y tenait un temps pour aussitôt
retomber dans ses travers d’adolescent attardé.
Bien sûr, il y avait aussi le temps de sa
présence consacrée tout entière à notre amour. Un amour précoce qui, malgré
quelques atermoiements, ne s’était jamais démenti. Pourtant nous ne nous
imaginions pas attachés l’un à l’autre jusqu’à la nuit des temps. Aucun serment
intenable n’était venu présomptueusement officialiser une idyllique permanence.
Nous vivions ce que nous avions à vivre sans tomber dans une morale de
l’attachement à tout prix. En somme, nous formions un couple rebelle aux
contraintes de la vie quotidienne et aux vicissitudes de la familiarité.
Pierre, plus que moi, usait de cette liberté.
― Pourquoi pas après tout, provoquai-je malgré la
fatigue. Ce sera l’occasion de me présenter ces amis dont tu me caches
l’existence.
Pierre sembla surpris par cette décision. Je ne
l’avais pas habitué à une aussi rapide acceptation de ses désirs. Il me fallait
toujours un temps de réflexion qui avait le don de l’énerver. Je m’attendais à
ce qu’il reprenne ce retournement de situation à son avantage.
― Paul est mon ami, dit-il en me regardant comme
s’il me révélait un secret. Nous nous connaissons depuis notre plus jeune
âge…et je n’arrive pas à m’en défaire, ajouta-t-il le sourire aux lèvres.
Des rires qui me mirent mal à l’aise fusèrent. Je
reconnaissais bien là l’humour teinté d’ambivalence dont Pierre avait le
secret.
― Il faudrait savoir ce que tu veux mon ami,
répliquai-je agacé. Je n’ai pas l’intention d’être le cobaye de tes
indécisions. Au lieu de perdre du temps, tu ferais mieux de me présenter tes
amis.
J’ai cru un instant qu’il allait s’exécuter
devant mon insistance. Mais j’eus droit à une nouvelle pirouette.
― Nous verrons ces solennités plus tard devant un
verre d’alcool. L’urgence, mon petit Paul, c’est de trouver un bistrot ouvert.
Sans attendre, il entraîna sa petite foule le
long du boulevard en direction de la Sorbonne. Je les ai suivis, me promettant
vis-à-vis de Pierre une intransigeance sans faille. Il allait voir comment son
« cher ami », malgré la lassitude, pouvait rendre coup pour coup à
ses attaques caustiques.
À cette heure-là les cafés ne traînaient pas les
rues comme les CRS. Les terrasses étaient rentrées et les grilles de sécurité
baissées vers la fin de l’après-midi en prévision des échauffourées du soir.
Mais Pierre, habitué de ces dérives nocturnes, connaissait plusieurs points de
chute pour insomniaques. Nous nous sommes retrouvés dans une sorte de
restaurant vieillot qui semblait un point de ralliement pour les tenants de la
manifestation perpétuelle. La pièce principale, bondée de monde, empestait la
fumée de substances illicites. Elle était tapissée par toutes sortes de
panneaux d’interdiction habituellement affichés sur les murs ou plantés sur les
pelouses de la capitale. Des tables surchargées de victuailles et de bouteilles
accueillaient des grappes de filles et de garçons en discussions acharnées.
Nous nous sommes frayé tant bien que mal un passage vers le bout d’un immense
comptoir jonché de bouteilles vides qui encombrait la moitié de la pièce.
Pierre, à ma grande surprise, se chargea de libérer un espace sur le zinc pour
que nous puissions nous y accouder. Il salua d’un geste de la main des
personnes attablées et s’époumona pour obtenir du garçon, qui semblait débordé,
la possibilité d’une commande.
― Est-ce que vous avez faim ? nous
questionna-t-il. Ici on mange la cuisine maison pour pas un clou. Et puis toi,
mon petit Paul, il serait préférable que tu prennes du solide pour accompagner
la cuvée de la patronne. Le Pieu de Vieille en a mis plus d’un hors
service en deux coups de cuillère à pot. Du 12.5°, rouge comme une révolution
réussie sans même l’avoir vu venir. Avec ta santé de révolutionnaire de salon,
c’est un conseil que je te donne.
Je n’eus pas le temps de fournir ma réplique.
Pierre montrait une ardoise qui affichait le menu du jour pour la modique somme
de 8,50 francs.
Poireaux vinaigrette
Rognons sauce madère
Frites maison
Crème caramel
Nous nous sommes regardés avec un air
interrogatif. La jeune fille qui était avec nous annonça qu’elle n’avait pas
mangé depuis midi, et encore moins de repas complet depuis plusieurs jours. Sa
faim fut communicative. Nous décidâmes à l’unanimité d’opter pour le menu du
jour. Pierre s’affaira pour dégotter un coin de table. Nous nous installâmes en
compagnie d’un autre groupe agité par un débat sur les événements en cours.
Après avoir passé commande, Pierre nous rejoignit chargé de cinq verres Duralex
à cul plat et de deux bouteilles de Pieu de Vieille.
― Pour les verres à pied, il faudra attendre le
succès de la révolution. La patronne refuse toujours ses trois étoiles au Guide
Michelin et personne ne trouve de solution pour la contraindre à
s’embourgeoiser. Je la suspecte de complicités anarchistes jusque dans le refus
d’orner ses tables de nappes blanches. Mais il y a ici suffisamment de
commissaires du peuple pour l’y forcer, ajouta-t-il à voix haute pour être
entendu de tous. Pas vrai mon p’tit Paul ?
Les regards surpris qui se tournèrent vers nous ne
semblaient pas compatissants à l’égard de cette provocation. Je voyais bien la
jubilation à peine masquée de Pierre. Une fois encore il s’adressait à moi
indirectement.
― Tu ferais mieux de faire les présentations,
coupai-je, histoire de désamorcer la tension qu’il avait provoquée.
― Qui veux-tu que je te présente, mon ami ?
Je ne suis pas le chef du protocole de la surprise-partie en cours. Je laisse
cette fonction dérisoire à Cohn-Bendit. Cela t’avancerait à quoi de savoir
qu’ici je te présente Rosa, Makhno ou Bakounine ? Nous sommes membres
d’une organisation qui oublie les identités bourgeoises. Cela ne te semble pas
suffisant ?
― Paul, c’est bien Paul n’est-ce pas ? commença
celle qui aurait pu s’appeler Rosa. Tu dois comprendre que nous ne fournissons
plus d’indications sur un passé que nous considérons comme révolu. Nous
abandonnons les identités issues du vieux monde que nous sommes en train de
combattre. Celles que nous choisissons aujourd’hui sont des préfigurations du
monde nouveau. Je comprends que cela puisse te paraître une sorte de
volontarisme. Mais que seraient donc des révolutionnaires qui, dans leurs
pratiques, ne rendraient pas visibles les théories qu’ils défendent ? Nous
ne sommes pas trotskystes. Pour nous il n’y a pas de transition possible entre
hier et demain.
Les conversations bruyantes de nos voisins de
table n’avaient pas suffi à couvrir les paroles de « Rosa ». Des
regards teintés de réprobations en gésine se tournèrent vers nous. Ils
semblaient donner à ces propos une importance cruciale qui ne pouvait rester
sans réponse. J’espérais seulement qu’elle ne se fasse pas dans l’excitation où
se trouvait la moitié de la salle.
― Te dire que je suis trotskyste ne t’étonnera
pas, m’aventurai-je en me rappelant que Pierre avait fourni cette information à
mon sujet. Dans mon organisation il y a aussi des pseudos. Mais nous ne leur
accordons pas la fonction que tu soulignes. Ils nous servent seulement à cacher
aux forces de l’ordre l’identité bourgeoise que tu réprouves. Certes je n’ai
pas choisi mon prénom et encore moins mon nom de famille. Cette tâche ne m’a
pas été dévolue par mes géniteurs. Mais si tu penses qu’il est possible de
faire table rase du passé d’un simple coup de baguette magique, je dois
t’avouer que je ne te suis pas.
― C’est parce que tu n’accordes aucune dimension
subjective à la révolution. Vous, les trotskards, vous imaginez pouvoir
disparaître individuellement au nom de votre sacro-sainte préoccupation pour
les masses laborieuses. Vous vous effacez d’abord pour leur faire croire
qu’elles sont la conscience de l’Histoire en marche et vous réapparaissez
ensuite bardés de tous les pouvoirs de leur aliénation. Au fond vous n’êtes pas
si différents des staliniens que vous prétendez combattre.
L’attaque était frontale et notre table devenait
le centre d’intérêt du restaurant. Je ne devais pas faillir à ourdir une
réponse qui claquerait le bec à cette pimbêche. L’arrivée des poireaux tomba à
pic et sonna la fin du premier round en m’offrant un léger répit. Je servis du
vin pour détendre l’atmosphère. Pierre leva son verre en souhaitant que nous
puissions jouir sans entrave et chacun se précipita sur les poireaux qui
n’avaient pas choisi leur destinée de vinaigrette. Les gosiers alentour se
rinçaient au Pieu de Vieille qui anesthésiait définitivement les
consciences déjà passablement endormies. Nous n’entendions plus que le
cliquetis de nos couverts sur les assiettes en Pyrex et quelques déglutitions
qui réprouvaient un trop-plein d’alcool. Les poireaux engloutis, j’ai bu mon
verre de vin cul sec sous les yeux médusés de Pierre et, ragaillardi, je me
suis lancé à l’assaut de cette Rosa Luxembourg de pacotille.
― Camarade, je ne sais pas pourquoi tu penses que
les masses laborieuses font partie de mes préoccupations. Elles ne font partie
ni de mes préoccupations ni même de mon vocabulaire. Tu dois bien imaginer que
je ne pourrais pas me satisfaire d’une telle indétermination sociale pour
fonder une politique qui ressemblerait à la tienne. Il faut bien que nous
trouvions dans la société des réalités plus dynamiques. J’imagine que, comme
moi, tu n’es pas présomptueuse à ce point pour penser faire la révolution toute
seule. Je ne sais pas si tu es au courant, mais il semble que la vieille
société qui t’embête soit traversée par des antagonismes irréconciliables. Et
peut-être conviendrais-tu avec moi que nous pourrions leur donner le nom de
classes ? Je suppose que tu as lu Marx comme beaucoup de ceux ici qui se
prévalent de radicalité critique. Sans dénier que ta propre émancipation soit
un objectif central, il me semble que celle de la classe ouvrière mérite ton
attention. Sérieusement, chère camarade, considère, pour me faire plaisir,
qu’il y a là un moteur pour la révolution plus performant que les pétarades des
étudiants en goguette que nous sommes. As-tu seulement réfléchi à ce que tu
allais devenir si nous échouons à conjoindre le mouvement étudiant et la classe
ouvrière ? Et bien je te le dis par anticipation : nous serons les
cadres serviles d’une société définitivement cynique. Que cela te plaise ou
non, que tu te réfugies plus tard dans l’art ou dans quelque autre sublimation,
tu n’oublieras pas l’échec produit par tes positions subjectivistes.
Je fus interrompu par des applaudissements. Une
aubaine. J’étais à bout de souffle. Pierre avait les yeux qui lui sortaient de
la tête et « Rosa » piquait du nez dans un reste de vinaigrette. Des
conversations s’engagèrent autour de nous. Je me suis servi une rasade de vin
et j’ai attendu une réplique qui n’est pas venue de la donzelle.
― Mon ami n’a pas tort, ajouta Pierre. Mais il
oublie que depuis Marx d’autres se sont penchés sur les affres du capitalisme
tout autant que sur les erreurs des mouvements de sa contestation. Excusez-le,
s’il n’a pas lu les Situationnistes. Il fait juste une petite fixette sur la
théorie de la révolution permanente de son ami Trotski. Accordons-lui
toutefois la lucidité qui manque à tous ceux qui importent aujourd’hui
d’exotiques théories. Les maoïstes par exemple ― ces petits bourgeois désœuvrés
de l’intelligentsia culturelle parisienne ― qui font autant de mal aux
événements en cours que la grosse artillerie du PCF et les groupuscules
gauchistes réunis. Et je ne vous parle pas du petit politicien en herbe qui
encombre les médias aux ordres. Cela ne m’étonnerait pas qu’un jour nous le
retrouvions à soutenir le système qu’il feint de condamner aujourd’hui. Il n’y
a que la théorie et l’expérience des Conseils ouvriers qui vaillent, chers
camarades. Soyez-en sûrs et laissez-nous déguster les rognons de la patronne !
C’était du Pierre tout craché. Des dénonciations
à l’emporte-pièce. Une argumentation minimaliste. Une légère provocation. Mais
je n’étais pas mécontent qu’il mette un terme à cet embryon de débat. Ce
n’était ni le lieu, ni l’heure et je me fichais pas mal de convaincre la
jeunesse fatiguée qui était suspendue à nos lèvres. Nous terminâmes le repas
autour de considérations sur les manifestations de la journée à venir.
« Rosa » était devenue muette. Ses compagnons restaient transparents.
Pierre se leva, me prit par les épaules et alors que nous franchissions la
porte de sortie, lança comme une ultime provocation à la salle endormie :
― Et l’amour, camarades !
Et l’amour, camarades ! (II)
― Pour les révolutionnaires en herbe, un amour
comme le nôtre, c’est comme pour les curés, me susurra-t-il à l’oreille en
essayant de me la mordre, ça les gêne aux entournures !
Pierre continuait le fil de sa provocation
assenée aux consommateurs de Pieu de Vieille. Il me regardait avec le
sourire béat des alcooliques satisfaits. Il attendait que je réagisse pour
embrayer sur le sujet. C’était gros comme un nez de poivrot au milieu de la
figure. Il devait sûrement trouver l’endroit idéal. Quatre heures du matin, sur
un boulevard qui ressemblait à un champ de bataille.
― Je suis ivre de fatigue, toi d’alcool. Je n’ai
pas envie de parler d’amour sur un bord de trottoir. On ferait mieux de rentrer
en vitesse. On avisera ensuite.
― Je ne suis pas ivre. Regarde, je ne titube pas,
dit-il en s’accrochant in extremis à mon bras.
Nous avions plus d’une demi-heure de marche
jusqu’à l’appartement. Je commençais à me faire du souci sur le respect de ce
délai et le quota de sommeil dont j’avais besoin. Pierre semblait s’en moquer.
Il n’avait pas les mêmes engagements que moi dans l’organisation
du mouvement en cours. En vérité, je ne connaissais pas réellement la
nature de sa participation. Cela paraissait se réduire à quelques coups d’éclat
spectaculaires et une phraséologie que j’avais du mal à comprendre. Toutefois,
il n’était pas imperméable à certaines de mes préoccupations. La question
ouvrière, dont son artillerie conceptuelle semblait parfois se moquer, retenait
une part de son attention. J’imaginais que notre relation n’y était pas
étrangère. S’il me chinait parfois en affirmant qu’une révolution n’avait de
sens que pour la transformation de l’individu, il ne disconvenait pas devant
l’importance du mouvement actuel que le sens de ma démarche puisse se
préoccuper de réalités collectives. Certes nos discussions étaient plutôt houleuses.
Il me reprochait l’oubli de la dimension subjective avec des arguments qui
parfois faisaient mouche. Le mouvement trotskyste, auquel j’appartenais,
devenait la cible privilégiée de ses critiques. Il définissait son organisation
comme celle d’une bureaucratie kafkaïenne qui bridait mes qualités
personnelles. Et, dans des envolées d’un lyrisme douteux, me demandait de
rompre avec la rigueur de la discipline militante qui, d’après lui, estompait
la richesse de mes capacités imaginatives. Il trouvait étrange que cette «
soumission » soit si « massive », disait-il en se moquant. « Avec moi au moins
tu te rebelles, pourquoi ne le fais-tu donc pas avec les petits chefs qui
t’exploitent ? » Je ne savais pas répondre à cette question. Je ne mélangeais
pas ma vie privée et mon activité politique. Je sentais bien qu’il y avait là
un hiatus que je devais résoudre.
Mais en ce petit matin, épuisé par une journée de
réunions et quelques verres de trop, je ne souhaitais rien d’autre qu’un
sommeil réparateur. Nous titubions de concert en direction de la maison. Une
colonne de fourgons bondés de CRS remontait lentement le boulevard en partie
dépouillé de son revêtement. Les trottoirs étaient jonchés de projectiles.
Verres brisés des cocktails Molotov, boulons et écrous, barres de fer arrachées
aux grilles des jardins publics, pavés. Des carcasses de voitures brûlées
donnaient une impression d’apocalypse. Quelques silhouettes fugitives rasaient
les murs. Il y avait dans l’air un parfum de conspiration.
J’avais dû interrompre à plusieurs reprises les
velléités de Pierre à pousser la chansonnette et rectifier cent fois la
trajectoire de sa marche syncopée. Lorsque nous sommes arrivés en vue de
l’appartement, l’alcool commençait à faire sentir ses lourdeurs. Trois étages
sans ascenseur, un vrai travail de déménageur. Je l’ai porté à bout de bras. Il
était cuit et lourd. Et j’étais peu habitué à le voir dans cet état. Je l’ai
déshabillé, couché sur le lit et je me suis affalé dans le canapé du salon,
fourbu et dépité. Toute cette débauche d’énergie pour prendre soin de Pierre
avait fait fuir mon envie de dormir. J’étais là, avachi, à me demander comment
de telles situations étaient possibles. Cet abandon de soi, dans des
circonstances qui nécessitaient une vigilance accrue, dépassait mon
entendement. Mais par-dessus tout, j’aimais Pierre et je souffrais de le voir
dans ce laisser-aller qui lui allait si mal.
La chaleur du jour rendait pesante l’atmosphère
de l’appartement. J’ouvris les fenêtres du salon avant de prendre une douche
apaisante. Je remplis un verre de lait, dont j’espérais une vertu idoine, et
j’entrai dans la chambre pour un repos mérité. Les persiennes laissaient
filtrer de la lumière du jour une douce pénombre. Pierre était allongé de tout
son long en travers du lit. Il semblait avoir pris ses aises depuis que je l’y
avais déposé sans ménagement. Sa nudité légèrement voilée par la pénombre
prenait les atours où mon désir trouvait ses plus secrets frémissements. Jamais
mon amour pour Pierre ne trouvait de défaillance. J’aimais sa manière d’être.
Sa force râblée qui n’écrasait jamais la souplesse élégante du jeu de ses
attitudes extérieures. Sa marche, légère et sautillante, féminine, construite
pour effacer les chemins chaotiques de ses randonnées montagnardes. Cette marche
qui semblait survoler toutes les difficultés avec une sorte de naturel félin. À
chaque instant, Pierre donnait l’impression de surgir de nulle part comme une
surprise offerte à ceux qui partageaient son espace. Ses paroles aussi
offraient une chorégraphie joyeuse. Légères et chantantes, ironiques et
toujours ouvertes à la dimension de l’interprétation. Comme si, malgré leur
tonalité souvent péremptoire, elles déployaient un espace de réflexion donné à
l’appréciation critique de ses destinataires. Pierre en quelque sorte ne
faisait jamais l’économie de lui-même.
Je regardais cette nudité endormie, dont je
connaissais les plaisirs, comme une offrande insouciante qui transcendait les
fantaisies du sexe et les incertitudes de l’amour. Je me rappelais Les belles
endormies de Yasunari Kawabata venues me dire que le temps fabrique des
sommeils précoces. Étais-je si vieux déjà pour entrer dans cette poétique du
corps définitivement endormi ? Pierre chassa ces méditations d’un autre âge en
se retournant dans le lit comme sous l’impulsion d’une contrariété onirique. Il
grommela quelques paroles inaudibles que je pris comme un appel à cesser mes
pensées solitaires. Je m’allongeai près de lui, à entendre battre son coeur
énervé par le surplus d’alcool. J’aimais cette proximité brute qui
m’envahissait de sa force. Ses muscles sculptés par tant d’efforts alpestres,
sous une peau d’homme tannée de douceur. Une peau uniformément ambrée qui
donnait à Pierre un petit air exotique dont j’étais, dans ma blancheur laiteuse,
le parfait négatif. Grand et filiforme, dégingandé, je contrastais notre
communauté d’allures. Qu’importait, si sous les regards notre couple paraissait
bancal. Dans l’intimité des ébats amoureux nos différences offraient une
intense variété d’extases.
Par un lent réflexe de nos délicieuses habitudes,
Pierre dans son sommeil m’enlaça. Je ne m’en lassais pas. J’accueillais
toujours cet instant comme une récompense qui balayait les fatigues du jour. Je
l’accueillais aussi comme une magie qui effaçait toutes les complications
entraînées par la nature de notre orientation sexuelle. Celle du silence où je
fus contraint durant les premières années de ma jeunesse. Celle du doute venu
troubler un temps la quête de mon intégrité psychique. Aujourd’hui, j’acceptais
cette différence. Je la regardais comme celle qui fabriquait au mieux ma
réalité d’homme. Une réalité singulière qui aurait tort de vouloir singer le
modèle dominant où femmes et hommes cherchent à construire leurs rapports.
J’effleurai le dos de Pierre par petites touches.
Je sentais sous le bout de mes doigts les palpitations de son corps en
effervescence. Peu à peu, mes caresses minimalistes donnèrent à sa respiration
un rythme plus régulier. Avec confiance, le corps de Pierre écrasa sa masse
détendue contre le mien. Mon sexe se dressait doucement le long de son
bas-ventre et des frissons ténus accueillaient cette tension légère. La fatigue
des heures passées me quittait peu à peu. Nous étions en sueur. Pierre desserra
lentement son étreinte et se laissa rouler sur le dos. Je pris son sexe dans ma
main et je m’oubliai dans une courte somnolence.
Les rayons du soleil dardaient le lit lorsque je
sortis de mon éphémère absence. Mon pénis encore turgescent d’un désir
inassouvi me faisait un mal de chien. Pierre n’était plus à mes côtés et
semblait avoir déserté l’appartement. Je n’entendais pas les bruits ni ne
sentais les parfums habituels qui fabriquaient nos petits matins. Nulle odeur
de café, de pain grillé, de crème pour la douche, d’après-rasage. Je me levais
péniblement, engoncé dans des restes de fatigue. Les bols et les couverts du
petit déjeuner n’étaient pas dressés sur la table de la cuisine. Seul
m’attendait un petit mot griffonné sur un papier d’écolier.
Mon amour,
Je pars dans les Pyrénées. J’ai besoin de
respirer. Michel m’attends pour une escalade. Ne t’inquiète pas.
Je t’aime.
Pierre.
P.S. : Sais-tu que tu bandais ce matin ???
J’ai pris une douche froide et je suis parti
l’amour dans l’âme à la recherche d’un petit déjeuner.
A Paul (III)
Ce fut une énorme vibration.
J’eus l’impression que mon relais allait se
détacher. Une cataracte bleutée par le ciel jaillissait au-dessus de ma tête.
Je me plaquai contre la paroi pour échapper à cette masse liquide qui
s’engouffrait dans le dièdre. Une sorte de stupeur froide m’envahissait. J’ai
senti mes muscles se durcir comme pour rivaliser avec la dureté de la roche. Un
réflexe pour offrir une résistance au déchaînement de la nature, pour me fondre
dans la matière environnante. Le temps d’une seconde, j’ai pensé qu’il
s’agissait d’un mauvais rêve. Que je n’étais pas là, accroché comme un
minuscule pantin à cette face inhospitalière. Que je dormais dans la chaleur
bienfaisante de mon lit.
Il me sembla que le débit de l’énorme cascade
faiblissait. L’espoir que cette excitation de la nature allait enfin cesser me
rasséréna. Ce fut de courte durée. Un claquement sec comme mille fouets de
dompteurs vint suspendre ce désir de calme. Une langue du glacier explosa comme
un millier de bombes. Des blocs, comme des cathédrales de verre, volèrent
au-dessus de moi dans un bruit assourdissant. Projetés dans le dièdre, ils
éclatèrent en milliers de projectiles tourbillonnants et dévalèrent la pente
dans des sifflements de balles. J’ai senti quelques impacts sur mon casque. Je
me plaquai plus encore contre la paroi. Le bruit infernal ne semblait pas
vouloir cesser. Sous la force de l’avalanche des morceaux de roche se
détachèrent de la montagne. Ils explosèrent dans une odeur de poudre. Je
regardai du coin de l’œil cette débauche minérale s’immobiliser huit cent
mètres plus bas. Le mélange de glace et de pierres formait une énorme coulure
grise sur la blancheur des névés. Un silence était revenu qui me semblait
précaire tant mes oreilles bruissaient encore des explosions de la montagne. Je
perçus un léger relâchement musculaire et des larmes couler le long de mes
joues comme le retour à une humanité momentanément mise en berne. J’étais
miraculeusement sauvé et envahi par un sentiment d’extrême fragilité. Je
n’osais pas bouger comme si mon immobilité pouvait servir d’exemple à la nature
un instant affolée. Des blocs de glace pointaient leur nez par-dessus le haut
de la face rocheuse. Ils semblaient prêts à bondir comme des fauves sur une
proie. Je frissonnai à l’idée d’une nouvelle attaque. Je ne pouvais rester un
instant de plus sous cette menace.
Soudain, j’ai senti la tension de la corde. Comme
par miracle je ne l’avais pas lâchée. Je tentai de la faire glisser dans le
descendeur mais elle résistait à toute traction. Elle était tendue au-dessous
de moi, rigide comme une barre de fer. Je ne pouvais ni monter ni descendre.
J’étais coincé. Durant ce temps de fureur – avait-il duré une seconde ou une
éternité – j’avais oublié mon compagnon de cordée. Seule ma propre survie
avait mobilisé toute mon attention. Où était-il ? Pourquoi ne terminait-il
pas son ascension ? Pourquoi ne m’appelait-il pas pour me dire que tout
allait bien, qu’il se remettait de ses émotions avant de me rejoindre, qu’il
savait que j’avais besoin de son aide ?
Un vent de panique m’envahissait au rythme de ces
interrogations qui ne trouvaient pas de réponse. Les blocs de glace au-dessus
de ma tête décuplaient leur menace. Le silence revenu renforçait ma solitude.
J’ai poussé un cri rauque comme une bête sauvage prise au piège. Un cri de
désespoir, un cri de résignation. Un appel inaudible.
Je ne saurais dire combien de temps je suis resté
suspendu à cette corde de malheur. J’étais vide de toute émotion et incapable
du moindre geste. L’immensité de la montagne devenait démesurée et oppressante.
Quelques craquements sporadiques me sortaient momentanément de cette torpeur
dans laquelle je replongeais aussitôt. Puis tout redevenait immobile et
silencieux comme dans une crypte dont j’étais le gisant vertical. J’étais là
dans cette immobilité forcée, sans espoir, sans solution, quand il m’a semblé
sentir une légère vibration de la corde. Elle venait de bouger. J’en étais sûr.
Pierre allait reprendre son ascension pour me venir en aide. Mais personne
n’est venu. Pierre ne donnait aucun signe de vie et la mienne semblait devoir
m’échapper.
Je devais agir. Ne pas rester là dans cette
posture de fossile. Fuir, prendre la poudre d’escampette vers la vallée
verdoyante que je devinais en contrebas. Mais je ne pouvais guère bouger que
les bras et les jambes. Le reste du corps restait entravé dans le baudrier qui
me servait de chaise. Les sangles de mon sac à dos, que j’avais oublié dans la
tourmente, me tiraient en arrière et brûlaient mes épaules. Je m’en suis
extirpé. J’attachais le sac à l’un des pitons du relais quand je fus violemment
renversé en arrière par un balancement de la corde.
J’aurais préférer ne pas voir ce que j’ai vu.
Pierre ensanglanté gisait trente mètres plus bas comme un pendu au bout de sa
corde, renversé lui aussi en arrière, les bras en croix comme un supplicié.
J’ai crié de toutes mes forces pour qu’il m’entende. J’ai crié de toute mon âme
pour qu’il soit vivant. J’ai crié pour crier, pour entendre l’écho de mes cris.
Mais je n’ai entendu qu’une douleur qui prenait une démesure inhumaine. J’étais
au fond d’un gouffre à plus de trois mille mètres d’altitude.
J’ai su immédiatement le tragique de ce qu’il me
restait à faire. Pourtant j’ai attendu. J’ai attendu longtemps. J’ai appelé
encore en espérant une réponse, une toute petite réponse. Une vibration infime
de la corde qui dirait la présence ténue de la vie. Mais Pierre ne bougeait
pas. Son corps sublime éclairé par le soleil de midi semblait planer dans l’air
cristallin de la montagne. Il me regardait comme pour m’avouer son impuissance.
Lui, le champion des cimes réduit à cette désolante situation, à cette posture
sans échappatoire.
― C’est
ainsi, semblait-il me dire. Va Michel, continue ton chemin. Débarrasse-toi de
moi qui suis devenu ton fardeau. Coupe cette maudite corde.
« Coupe cette maudite corde »,
m’entendis-je répéter à voix haute. Mes yeux embués de larmes ne le voyaient
plus. J’étais seul à nouveau. Seul à devoir prendre cette impossible décision.
J’ai sorti le vieil Opinel qui traînait dans mon
sac depuis des lustres. Ce couteau qui m’avait servi pour mille usages anodins
s’apprêtait à me sauver la vie en condamnant définitivement celle de mon
compagnon de cordée. Je l’ai ouvert et j’ai sectionné d’un coup sec la corde au
niveau de mes pieds. Sous l’effet du relâchement de la tension mon corps s’est
brutalement redressé. Je me suis plaqué le long de la paroi. J’ai jeté le
couteau dans le vide et j’ai fermé les yeux pour une prière sans mot.
Je ne sais pas combien de temps je suis resté
dans cette situation proche de la prostration. Lorsque j’ai ouvert les yeux le
soleil caressait les cimes environnantes. Je n’osais pas regarder au bas de la
pente. Je savais qu’une terrible vision m’y attendait…
Pierre gisait trois cents mètres plus bas,
recroquevillé au centre d’un petit névé, dans une posture fœtale comme pour
parer à une ultime souffrance. Tout autour de lui, des taches de sang irisaient
la blancheur de ce linceul neigeux. La corde accrochée à son baudrier donnait
l’impression d’un gigantesque cordon ombilical.
Ce fut une vision cauchemardesque.
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